Rapport annuel 2014-2015

La parole aux sans-voix

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Justice : Quand les ratés ne sont pas rares

Le domaine de la justice demeure dans la mire du commissaire, d’autant que ce secteur a été jugé prioritaire dans le cadre du dernier exercice de planification stratégique du Commissariat. L’équipe entend y accorder plus d’attention au cours des prochaines années. Le Commissariat examinera aussi les répercussions du projet pilote annoncé par la Procureure générale pour la région d’Ottawa et surtout, la façon dont le cadre législatif et réglementaire assure une pleine égalité pour les justiciables.

Tribunaux décisionnels

Les tribunaux décisionnels sont des organismes gouvernementaux au sens de la Loi sur les services en français. Leur rôle d’arbitre consiste à trancher et rendre des décisions pour les citoyens qui ne parviennent pas à régler leurs différends eux-mêmes. Les clients de ces tribunaux sont des candidats aux programmes sociaux, voire des personnes vulnérables. Tous les services que ces tribunaux offrent au public doivent être disponibles en français dans les régions désignées de l’Ontario. De plus, leurs règles de preuve et de procédure doivent être compatibles avec l’esprit et la lettre de la Loi. Le Commissariat reçoit plusieurs plaintes, chaque année, concernant ces tribunaux décisionnels. Voilà un enjeu important que le commissaire entend surveiller de très près au cours des prochaines années.

Tribunal de l’aide sociale

Le tribunal de l’aide sociale entend les appels des décisions relatives aux demandes de prestations d’aide sociale. Il tient des audiences similaires à celles de la cour, mais beaucoup moins formelles. Le tribunal de l’aide sociale est maintenant l’un des huit tribunaux décisionnels du groupe des Tribunaux de justice sociale de l’Ontario. Ce regroupement de tribunaux, ainsi que quelque 200 autres tribunaux et commissions, fait partie du système de justice de l’Ontario.

Les plaintes au Commissariat contre le tribunal de l’aide sociale ne datent pas d’hier; le Commissariat en reçoit depuis sa création en 2007. Le sujet a d’ailleurs été abondamment couvert dans les rapports annuels précédents. La qualité et l’accessibilité des services en français demeurent au cœur des plaintes. La liste des manquements rapportés par les plaignants s’allonge.

Manque de professionnels et de personnel bilingues, absence de services en français tant au téléphone qu’en personne, non.respect du choix de la langue du client dans les correspondances, décisions rédigées en anglais dans des causes entendues en français et longs délais et obstacles pour obtenir une date d’audience en français.

Tout récemment, le Commissariat a reçu une nouvelle plainte contre ce tribunal. Une clinique juridique communautaire du Nord de l’Ontario a plusieurs clients francophones. Chiffres à l’appui, la clinique dénonce le fait que les clients francophones doivent attendre plus longtemps que leurs concitoyens anglophones pour avoir une date d’audience devant le tribunal de l’aide sociale. Alors qu’il faut en moyenne un mois et demi pour recevoir une réponse à la demande de date d’audience et six mois entre la demande et la date de l’audience pour les clients anglophones, les clients francophones n’avaient encore rien reçu quatre mois après leur demande d’appel initiale. Entre temps, après plusieurs suivis téléphoniques faits par la clinique auprès du tribunal, on lui aurait répondu « Attendez, un avis sera envoyé sous peu ». On a également fait savoir que l’audience pourrait avoir lieu dans sept mois, soit onze mois après la demande initiale. Des délais d’une telle durée sont insupportables pour les clients.

Cette plainte illustre parfaitement les délais d’obtention de services et d’audiences en français. Selon la clinique, le nombre d’arbitres capables d’entendre une cause en français est carrément insuffisant. Résultat? Les clients se demandent si cela vaut le coup d’attendre une audience en français vu le délai, et songent même à se « débrouiller » en anglais pour accélérer le processus.

Le Commissariat constate cependant certains progrès. De fait, les Tribunaux de justice sociale de l’Ontario (TJSO) ont confirmé que le Tribunal a pris des mesures pour remédier à la situation. Selon les TJSO, les demandes d’appels en français dans le nord étaient planifiées avec un intervenant francophone plus tôt que celles faites en anglais dans ce tribunal. Cette tendance serait observée depuis plus d’un an maintenant. Plus encore, les délais d’attente dans le nord sont plus courts pour les demandes en français que pour celles en anglais dans le reste de la province en raison de l’ajout de personnel bilingue. A priori concluantes, ces données statistiques n’enlèvent toutefois rien à la complexité des cas de personnes vulnérables. Ces personnes se contentent souvent des services reçus. Elles sont peu enclines à exiger le respect de leur droit à un service en français, encore moins à se plaindre lorsqu’elles constatent un manquement, de peur de nuire à leur demande.

Les Tribunaux de justice sociale de l’Ontario ont de plus adopté une politique sur les services en français, applicable à l’ensemble des huit tribunaux, dont celui de l’aide sociale. La politique précise que le dossier de francophones est assigné à du personnel ou un médiateur bilingue dès que possible. Toutefois, lorsqu’un membre ou médiateur bilingue n’est pas disponible, la politique prévoit la présence d’un interprète aux audiences. Le commissaire rappelle que le service d’un interprète n’est pas équivalent à un service en français.

Le Commissariat salue les améliorations et les efforts mis de l’avant par le tribunal de l’aide sociale. Ce rattrapage est certes positif. Le Commissariat souhaite le même résultat partout en Ontario, dans les autres régions desservies par le tribunal de l’aide sociale et les autres tribunaux décisionnels. Il en va de la qualité de vie des citoyens francophones en situation déjà précarisée.

Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels

La Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels est, comme tout autre tribunal administratif, autonome et indépendante dans les décisions qu’elle rend. Son rôle consiste à évaluer les indemnités financières versées aux personnes admissibles en vertu de la loi, c’est-à-dire les victimes d’actes criminels ou les membres de la famille de victimes de tels actes. Comme tout autre tribunal, la Commission est tenue d’offrir des services en français dans les régions désignées.

Dans le cas exposé à droite, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Une préposée du tribunal a rappelé la clinique juridique un mois après l’audience en anglais pour s’excuser. Elle a expliqué qu’elle n’avait pas « prévu d’interprète ». Bien qu’une politique sur les services en français soit en place, prévoyant la possibilité d’obtenir le service d’interprète, les attentes du Commissariat sont claires à cet effet; de telles instances doivent offrir des audiences en français. Un service d’interprète n’est tout simplement pas équivalent à un service au sens de la Loi.

Le ministère du Procureur général a confirmé au Commissariat que des mesures sont bel et bien en place pour l’obtention d’audiences en français pour les victimes d’actes criminels. Le ministère précise que les demandes reçues en français sont automatiquement acheminées à du personnel bilingue aux fins d’audience en français. Le ministère assure également la formation du personnel à l’offre active de services en français. Dans le cas mentionné, il semble évident que ces mécanismes n’ont pas fonctionné.

Jamais deux sans trois

« Notre clinique juridique œuvre en français et représente consciencieusement des justiciables d’expression française devant la Commission d’indemnisation. Les questions dont traite la Commission sont souvent très pénibles pour ces victimes en situation vulnérable. C’est dans ce contexte que nous avons signalé au tribunal le besoin d’une des victimes d’être entendue en français. On nous a dit que ça se ferait. À trois reprises, nous avons confirmé cette demande. Chaque fois, on nous a assuré qu’il en serait ainsi.Le jour de l’audience, le panel présent n’avait jamais entendu parler d’une audience en français. Rien n’avait été prévu. Hélas, nous avons dû procéder en anglais, vu le délai que nous devions entrevoir si on nous accordait un ajournement. Le client, angoissé, avait déjà anticipé son audience depuis longtemps et ne pouvait pas concevoir de revenir une autre fois. Faut-il accepter un tel mépris plus d’un quart de siècle après l’adoption de la Loi sur les services en français? »

Un plaignant

Transcription en français

Le nombre de cas de manque d’accès à la justice en français surprend toujours, compte tenu de la sensibilisation aux droits linguistiques, des efforts du ministère du Procureur général et des ententes qui en ont découlé à ce jour. Le Commissariat juge pertinent de soulever l’effet domino que le manque d’accès à la justice peut provoquer. Lorsque les justiciables ne sont pas informés de leurs droits et de la possibilité d’obtenir des procès bilingues et d’être entendus dans leur langue, une série de mésaventures s’ensuit.

Une justiciable de Peterborough, Madame Agnès Whitfield, l’a appris à ses dépens. Elle a demandé un procès bilingue pour être entendue en français dans sa poursuite au civil contre son frère qu’elle accusait de l’avoir agressée sexuellement lorsqu’elle était enfant. Il aura fallu plus de 4 ans et un parcours cahoteux pour obtenir gain de cause. Au moment de rédiger le présent rapport, le dossier est en appel.

Avec du recul, Mme Whitfield continue de découvrir encore aujourd’hui qu’il y a eu des manquements en matière de services en français tout au long de sa cause. Elle déplore que le tout ait commencé avec l’avocate de Toronto qu’elle est allée voir au sujet de sa plainte contre son frère. La cause ayant été transférée à Peterborough, une région non désignée, elle aurait souhaité être informée qu’elle ne pourrait pas avoir un procès bilingue. Au risque de simplifier des procédures complexes, le juge de l’époque lui a effectivement refusé ce droit, alléguant qu’elle avait initialement déposé la plainte en anglais et qu’elle parlait anglais.

Mme Whitfield a étudié en France et au Québec, vit avec un francophone de Montréal et est parfaitement bilingue. De plus, elle a vécu les sévices sexuels de son frère en anglais. C’est également la langue de censure que lui imposait sa mère, qui la traitait de menteuse. Elle souhaitait donc utiliser le français pour « se dissocier » de son passé pour la durée du procès.

« J’étais en français, dans une langue où la censure n’avait jamais été exercée7. »

Agnès Whitfield

Heureusement, dans une décision rendue le 1er mai 2014 par le juge J. R. McIsaac dans l’affaire Whitfield8, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a confirmé que le droit d’utiliser le français devant les tribunaux de la province n’est pas restreint aux francophones. Ce droit appartient à toute personne qui s’exprime en français. Cette décision vient aussi clarifier l’article 126 de la Loi sur les tribunaux judiciaires qui veut que la seule exigence à respecter pour avoir le droit d’utiliser le français soit de parler cette langue, ce qui est le cas de Mme Whitfield.

Entre-temps, d’autres embûches sont apparues. On a exigé que Mme Whitfield assume personnellement les frais d’interprétation et de traduction si elle tenait absolument à témoigner en français. L’avocat de la défense l’a aussi poussée à signer des formulaires de consentement en anglais. La cause est maintenant en appel et Mme Whitfield continue de subir des retards et délais indus dans l’obtention des transcriptions de la cour.

« Pourquoi les transcriptions en français devraient-elles prendre plus de temps que les transcriptions en anglais? Qu’elle/il travaille en français ou en anglais ne devrait pas affecter la vitesse d’un(e) sténographe bilingue. C’est là une idée fausse et inacceptable qui porte atteinte aux droits linguistiques des citoyens et citoyennes de l’Ontario qui choisissent de s’exprimer en français, comme langue officielle, à la Cour. Dans mon cas, l’acceptation de cette fausse idée par le juge bilingue permet à la partie adverse de prolonger les délais par rapport à la préparation des transcriptions et de retarder indûment, à la suite d’un procès déclaré péremptoire, un processus d’appel qui est déjà difficile pour moi à porter. Dans mon cas, l’appelant a 70 ans, et les témoins sont pour la plupart dans les soixante dizaines (sic). Le temps file et ces retards indus peuvent occasionner de graves injustices. »

Agnès Whitfield

En réponse aux demandes d’explications de ces délais faites par Mme Whitfield, le ministère du Procureur général aurait reconnu que certains facteurs peuvent avoir une incidence sur le délai de production des transcriptions. Mais le ministère n’a jamais reconnu que la langue de transcription ne constitue pas un facteur d’incidence, ne reconnaissant donc pas l’argument et le questionnement raisonnable de Mme Whitfield, ce qu’entend suivre le Commissariat.

« Si ces retards correspondent à une situation réelle, il incombe au ministère du Procureur général de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour y remédier rapidement. Si, au contraire, il s’agit d’une sorte de faux stéréotype selon lequel les procès bilingues sont plus « compliqués » que les procès en anglais, le ministère a le devoir de sensibiliser son personnel, y compris les membres de la magistrature, pour contrer l’impact néfaste de ce genre de perception sur les droits linguistiques des francophones » a ajouté la plaignante.

Les circonstances entourant le cas de Mme Whitfield sont un exemple concret du manque d’accès à la justice en français en Ontario. Il s’agit d’une incarnation complète de la problématique soulevée dans le rapport Rouleau-Le Vay qu’appuie le Commissariat. Ceci illustre donc le vide juridique et un défaut d’assistance sur le terrain qui laisse les justiciables francophones dans une situation d’injustice flagrante dans les régions non désignées bilingues.

Visites surveillées

Quand un juge impose une visite surveillée d’enfant(s) dans une ordonnance aux parents en instance de divorce, par exemple, il revient aux parents, par l’entremise d’avocats, de convenir des modalités des visites. Jusque-là, ça va. Mais quand l’aspect de la langue durant les visites refait surface, l’absurdité entre en jeu.

Le Programme de visites surveillées relève du ministère du Procureur général. Il fournit des lieux sûrs où un parent peut rétablir ou maintenir son lien affectif avec son enfant en présence d’un intervenant qui dresse des rapports d’observations. Le ministère confie l’exécution de ce programme à des organismes communautaires en leur faisant signer un contrat de service. Des centres privés et des particuliers offrent aussi le même service contre rémunération. De toute évidence, n’étant pas subventionnés, ces derniers ne sont pas redevables envers le ministère.

Depuis l’entrée en vigueur, en 2014, du Règlement de l’Ontario 284/11, les ministères sont imputables des services offerts par les tierces parties, en leur nom, incluant celles qui sont obligées d’offrir des services en français conformément à la Loi sur les services en français. Cela vient donc régler la question des centres financés par le gouvernement qui offrent des services de visites surveillées. Mais lorsque le programme est géré par des centres privés, ni le Commissariat ni le ministère du Procureur général n’a compétence. Il est logique et désarmant de penser que bien des cas doivent survenir qui ne seront jamais rapportés.

Ainsi, une avocate a récemment contacté le Commissariat pour obtenir de l’aide afin de trouver quelqu’un qui puisse superviser les visites entre sa cliente et son adolescente. La mère et la fille, toutes deux francophones, se parlent en français. Ça va de soi. Mais il semble qu’il en soit autrement pour les centres privés de visites surveillées. Ne pouvant trouver une personne qui parle français pour surveiller les visites entre la mère et la fille, ces visites se sont déroulées en anglais. Bien sûr, cela a rendu la mère et la fille mal à l’aise.

Personne ne peut rester insensible à cette détresse d’une mère de famille, pas plus qu’à l’inconfort de l’enfant. Suite à cette situation, dans le cas de centres de visites surveillées se rapportant au ministère du Procureur général, le ministère a confirmé au Commissariat que les demandes de services en français dans le cadre de visites surveillées ne devraient pas entraîner de délai ni allonger le processus comparativement aux mêmes demandes en anglais.

Dans un autre cas récent, le Commissariat rapportait qu’un père s’est fait dire par le personnel d’un centre de visites surveillées que si les conversations avec son fils ne pouvaient être enregistrées convenablement en raison de la langue, le centre n’aurait d’autre choix que de suspendre le service. La question a pu être résolue en très peu de temps grâce à l’intervention du Commissariat.

Dans le passé, très peu de parents ont eu le courage de porter plainte au Commissariat. Ceux qui l’ont fait avant l’entrée en vigueur du Règlement 284/11 ont pu obtenir les services d’un interprète chargé de traduire les entretiens entre le parent et l’enfant francophones grâce à l’intervention du Commissariat. Ce règlement au cas par cas est loin d’être idéal. Le Commissariat encourage donc les parents à lui signaler de tels manquements et difficultés à obtenir des visites surveillées en français.


7. Caroline Montpetit, « Agressions sexuelles: Une anglophone de l’Ontario obtient gain de cause en français », Le Devoir, 24 mai 2014.

8. Whitfield c. Whitfield, 2014 ONSC 2745.

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