La justice, à quel prix pour le justiciable francophone?
Le présent billet s’inscrit dans l’engagement que j’ai pris il y a quelques semaines de passer en revue, une à une, les recommandations du rapport Accès à la justice en français du Comité consultatif de la magistrature et du barreau sur les services en français, document marquant qui donne suite à une recommandation que j’ai formulée dans mon rapport annuel de 2008-2009 à la lumière de plaintes reçues de la part de justiciables francophones qui estimaient qu’avait été bafoué leur droit de plaider dans leur langue.
Après avoir examiné les deux premières conclusions du Comité consultatif, l’une portant sur les critères de service et l’offre active, l’autre portant sur le premier mandat du Comité, soit de voir à améliorer les connaissances de la magistrature en matière de droits linguistiques, j’ai amorcé, la semaine dernière, l’analyse des conclusions découlant du second mandat du Comité consultatif. On se rappellera que ces conclusions confirment l’existence de facteurs qui réduisent l’accès à la justice en français. Je me suis rallié au premier constat du Comité, à savoir que les droits linguistiques des francophones ne sont pas clairs et cohérents et qu’une stratégie devrait être mise en place pour remédier à la situation.
Aujourd’hui, je dissèque une autre conclusion du Comité, soit que les justiciables francophones ne sont pas nécessairement informés de leur droit au service en français assez tôt. Il s’ensuit qu’entamer des procédures en français peut s’avérer plus difficile, plus long et plus coûteux.
Aussi sérieuse soit-elle, cette conclusion n’a rien d’étonnant, puisque nombre de plaintes que reçoit le Commissariat en matière d’accès à la justice ont pour origine l’absence, dans les tribunaux de la province, d’une offre de renseignements opportuns en temps opportun sur les services en français.
Examinons le parcours judiciaire fictif, mais inspiré de cas réels, d’une citoyenne francophone en Ontario, articulés sur les catégories de difficultés dégagées par le Comité : les difficultés procédurales, les délais supplémentaires et les coûts additionnels associés à l’obtention d’une instance en français ou bilingue.
a) Difficultés procédurales
Madame Franc se présente au comptoir du tribunal de la famille de sa localité. Comme 60 % des citoyens qui font affaire avec ce tribunal, elle se représente elle-même et ne peut donc pas compter sur l’appui d’un avocat, qui – selon le Code de déontologie du Barreau du Haut-Canada – devrait l’informer de son droit à une instance en français. Madame Franc habitant une région qui n’est pas désignée en vertu de la Loi sur les services en français, le personnel au comptoir ne parle qu’anglais et, tout à fait innocemment, ne l’informe pas de son droit d’être entendue par un juge qui parle français, et ce, n’importe où en Ontario, conformément à la Loi sur les tribunaux judiciaires. L’employé au comptoir lui remet spontanément des formulaires unilingues anglais requis pour que sa cause soit entendue par le tribunal. Madame Franc remplit les formulaires – avec difficulté, puisque la terminologie juridique dans sa langue seconde lui donne du fil à retordre – et les dépose.
b) Délais supplémentaires
Madame Franc reçoit un avis de convocation – unilingue anglais – à une conférence préparatoire au procès. Elle se présente devant la juge à la date précisée. La magistrate remarque dès les premiers échanges que Madame Franc, bien qu’elle se débrouille en anglais, a de la difficulté à s’exprimer de façon naturelle dans cette langue. La juge, sachant que des réponses nuancées et détaillées à ses questions sont essentielles à un bon déroulement de l’instance, informe Madame Franc de son droit de se faire entendre en français. Soulagée, Madame Franc accepte d’ajourner la conférence préparatoire, sans toutefois savoir qu’elle devra attendre bien plus longtemps qu’un citoyen ayant choisi de procéder en anglais puisque les dates auxquelles des officiers de la justice bilingues viennent dans sa localité sont très espacées. Madame Franc remplit de nouveau les formulaires, maintenant en français, et prend son mal en patience…
c) Coûts additionnels
Plusieurs mois plus tard, Madame Franc est enfin convoquée à une nouvelle conférence préparatoire, devant une juge qui parle et comprend le français. Avant la conférence, le juge remarque que les renseignements fournis par Madame Franc sont incomplets et que plusieurs pièces essentielles manquent au dossier. On retrace le problème : parce que madame Franc a rempli et déposé les formulaires en français dans une région non désignée, aucun employé du greffe n’était en mesure d’en évaluer le contenu et l’exhaustivité. Sa cause ne peut se poursuivre tant que les renseignements et documents requis soient fournis. La conférence est donc ajournée de nouveau.
Ces ratés répétés entraînent des coûts considérables non seulement pour le système judiciaire, mais aussi pour Madame Franc, qui a dû et devra prendre plus de congés et passer davantage de temps au tribunal qu’un citoyen qui aurait décidé de procéder en anglais.
Le scénario ci-dessus est inventé, mais il n’est pas pour autant fantaisiste. Le fait est que les embardées procédurales, les atermoiements et les débours supplémentaires sont le triste apanage de la procédure bilingue ou de langue française devant les tribunaux en Ontario.
J’ai toutefois confiance que les choses changeront, grâce aux sages et importantes recommandations du Comité consultatif de la magistrature et du barreau sur les services en français, qui appuient notamment la révision des formulaires et des procédures de manière à ce que les clients du système judiciaire soient informés de leurs droits linguistiques à la première occasion; la sensibilisation au droit aux instances bilingues par voie d’avis, de documents et d’affiches; et la facilitation de la diffusion de renseignements à cet égard dans les régions non désignées, par exemple à l’aide d’un service téléphonique sans frais.
Je ne cesse de l’affirmer : il est impératif que les francophones bénéficient d’un accès réel et efficace à la justice en français en Ontario. Vous pouvez compter sur moi pour continuer de suivre ce dossier de près en collaboration avec le ministère du Procureur général.
Restez à l’écoute pour une autre auscultation des intéressantes conclusions du rapport Accès à la justice en français.